Le 16 avril 2020, le Financial Times a réalisé une interview d’Emmanuel Macron.[1] Plusieurs questions ont été posées au président français, mais la dernière question de cette entrevue mérite une attention particulière par sa dimension à la fois personnelle, philosophique et prospective. La journaliste Roula Khalaf du Financial Times a demandé à Emmanuel Macron s’il avait imaginé qu’il aurait eu à « gérer une crise pareille [crise sanitaire] et qu’est-ce qu’elle [changeait en lui], mais aussi dans la façon d’être président ? ». Le verbatim de la réponse orale du chef de l’Etat transcrit ci-après est divisé en trois (3) paragraphes pour en faciliter l’analyse :
« Ecoutez, d’abord je ne m’étais rien imaginé parce que je m’en suis toujours remis au destin et au fond c’est la chose la plus simple à faire. Et ensuite il faut être disponible pour le destin. Et donc moi je suis dans un état de disponibilité pour agir, j’ai des convictions profondes sur ce qu’est mon pays, sur ce qu’est notre Europe, ce qu’est le cours du monde idéal à mes yeux qui est fait de liberté et de coopération, d’entraide, d’amitié entre les peuples au sens profond du terme. Et après, je crois que notre génération doit savoir que la bête de l’évènement est là et elle arrive. Et qu’il s’agisse de terrorisme, de cette grande pandémie ou d’autres chocs, il faut la combattre quand elle arrive avec ce qu’elle a de profondément inattendu, implacable, il faut le faire en restant conforme à ses principes et ne rien céder, mais en étant disponible à l’évènement pour qu’advienne quelque chose de nouveau, c’est aussi ça.
Et donc voilà, j’ai des convictions, je ne lâcherai jamais la liberté, les principes démocratiques et ce qui fait notre peuple devant quoi que ce soit et quel qu’ennemi que ce soit et en même temps je pense que ces moments-là sont ceux qui nous permettent aussi d’inventer peut-être quelque chose de nouveau pour notre humanité, ce qu’on a dessiné au travers de cette discussion, c’est-à-dire un équilibre nouveau dans l’interdépendance des femmes et des hommes pour penser ce qu’est l’être au monde et qui est fait autour de l’éducation, de la santé et de l’environnement.
Et donc je suis dans cet état d’esprit là, prêt a me battre et à essayer à la fois de porter ce en quoi je crois et d’avoir cette part de disponibilité pour essayer de comprendre ce qui paraissait impensable, il faut avoir cette part de disponibilité y compris intellectuelle, je dirais personnelle aussi, sensible pour accepter l’événement tel qu’il arrive et pas le mettre dans une catégorie tout de suite parce que je pense que nos peuples le vivent aussi très profondément et nous sommes tous en train de le vivre comme ça et donc il faut accepter que ça nous change sans pouvoir tout dire sur ce que ça change en nous. Et donc c’est pour ça qu’il faut avoir beaucoup, qu’il faut essayer d’avoir tout à la fois de l’humilité et de la détermination ».
- Les valeurs de la liberté et de la démocratie au regard de l’avènement de « la bête »
Tout d’abord, Emmanuel Macron affirme qu’il a des convictions profondes concernant la France, l’Europe et le monde. Il énonce ces convictions : la liberté, la coopération, l’entraide, l’amitié entre les peuples. Seulement, après avoir énuméré ces valeurs fondamentales des démocraties occidentales, le président attire l’attention de cette génération : « notre génération doit savoir que la bête de l’évènement est là et elle arrive. Et qu’il s’agisse de terrorisme, de cette grande pandémie ou d’autres chocs, il faut la combattre quand elle arrive avec ce qu’elle a de profondément inattendu, implacable, il faut le faire en restant conforme à ses principes et ne rien céder, mais en étant disponible à l’évènement pour qu’advienne quelque chose de nouveau ».
L’analyse de cette particulière assertion montre que le chef de l’Etat exprime une légère exception aux valeurs qu’il énumère plutôt, notamment celle de la liberté. Nonobstant son affirmation de ne rien céder aux principes, il l’assortit néanmoins d’une déclaration relativement contradictoire. Ceci est en droit fil avec la célèbre expression « en même temps » couramment utilisée par le chef de l’Etat, une expression qui a été relevée par plusieurs observateurs[2] et qui a parfois pour effet de dire une chose et son contraire. Emmanuel Macron parle ici d’une « bête de l’évènement » qui inviterait à repenser la société dans ce qu’elle a comme valeurs fondatrices et civilisatrices. Emmanuel Macron voit notamment cette « bête », dont il affirme la venue plus ou moins imminente, dans le terrorisme et le Covid-19, avant de conclure qu’il faudrait y être disponible afin qu’il « advienne quelque de chose de nouveau », c’est-à-dire quelque chose de différent d’avec les principes fondateurs énoncés plus haut. Le regard prospectif d’Emmanuel Macron n’est donc pas dans l’affirmation unique des principes de liberté, mais dans leur relative révision pour intégrer des aspects qu’apporterait « la bête » et qui seraient par essence contradictoires.
Pour mieux cerner ce concept singulier de « la bête », il convient de revenir sur les deux principales illustrations données par le chef de l’Etat : le terrorisme et le Covid-19. Le premier pose la question de la sécurité publique, le second celle de la santé publique. Le 11 septembre 2001 à New York, deux avions s’écrasent sur les tours jumelles. Les tours s’écroulent, avec elles un pan entier des libertés individuelles. Aux États-Unis, le Patriot Act est adopté en octobre 2001 et ce séisme juridique produit des répliques dans d’autres pays occidentaux. Le Patriot Act préconise des mesures spéciales et provisoires de lutte contre le terrorisme, à l’encontre des garanties constitutionnelles.[3] Pourtant, en 2020, soit 19 ans plus tard, certaines dispositions de ce texte sont toujours en vigueur. Le 13 novembre 2015, la France est frappée par des attentats terroristes. L’état d’urgence est déclaré, puis prolongé plusieurs fois. L’état d’urgence prend fin en novembre 2017 sous Emmanuel Macron, mais ses dispositions attentatoires aux droits et libertés individuels sont repris dans la nouvelle loi antiterroriste et font ainsi leur entrée dans le droit commun.[4] Ces expériences montrent la forte probabilité que certaines dispositions légales temporaires adoptées dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire finissent pas entrer dans le droit commun. En 2001, la motivation de la réduction des libertés publiques était la sécurité publique. En 2020, la motivation de la réduction des libertés publiques serait la santé publique dont l’un des premiers signes serait le traçage numérique. Dans son avis rendu le 28 avril 2020 sur le suivi numérique des personnes, la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) a ainsi affirmé que le traçage numérique destiné à limiter la propagation du Covid-19 constituait une atteinte disproportionnée aux droits et libertés fondamentaux.[5] Ainsi, dans les deux cas du terrorisme et du Covid-19, l’entorse portée aux libertés et à la démocratie conduit peu à peu les peuples dans un monde nouveau. C’est sans doute le monde qu’évoque le président de la République.
« La bête » serait donc une force inspirant une tendance lourde pour la société d’abandonner peu à peu les libertés publiques. En l’espèce, il est intéressant de faire le parallèle succinct avec la notion très précise de « la bête » qui est abordée de façon extensible dans la Bible. Le texte biblique évoque en effet « la bête » qu’il définit comme une entité concentrant les pouvoirs à la fois politique, économique et militaire. Selon la Bible, « la bête » est précisément un dictateur qui recevra une autorité gouvernementale mondiale, usera de séduction, puis de violence sans commune mésure à l’égard des peuples du monde.[6]
Ensuite, le deuxième paragraphe du verbatim susmentionné confirme le premier paragraphe. Emmanuel Macron déclare : « Je ne lâcherai jamais la liberté, les principes démocratiques et ce qui fait notre peuple devant quoi que ce soit et quel qu’ennemi que ce soit et en même temps je pense que ces moments-là sont ceux qui nous permettent aussi d’inventer peut-être quelque chose de nouveau pour notre humanité ». Autrement dit, il affirme tenir ferme sur la liberté et les principes démocratiques, mais « en même temps », il voit dans ces moments de crise sanitaire, non pas l’occasion de réaffirmer uniquement les principes qui font l’identité et la grandeur des démocraties occidentales, mais également l’occasion d’inventer un système « nouveau » pour l’humanité. Or l’adoption d’un système dit nouveau par rapport au régime des libertés ne pourrait intervenir sans que ne soient rognés les libertés individuelles et les principes démocratiques.
Enfin, le troisième paragraphe du verbatim susvisé s’inscrit dans le même sens que les deux précédents paragraphes. L’assertion contenue dans ce dernier paragraphe vient confirmer l’analyse des déclarations d’Emmanuel Macron. En l’espèce, le président français se fait plus explicite et plus insistant. Il affirme en effet qu’il faudrait « accepter l’évènement tel qu’il arrive », renonçant davantage à une idée de résistance. Il va plus loin en affirmant : « il faut accepter que ça nous change ». Emmanuel Macron tolère ainsi l’idée pour la France et même pour l’Europe d’aller jusqu’à renoncer à leur identité propre, celle-là même qui s’inscrit dans une longue histoire et qui a fait leur gloire. Il affirme qu’il faudrait non seulement être disponible au nouveau monde intellectuellement, mais qu’il faudrait l’être également personnellement. En somme, les déclarations de principe exprimées au début des arguments d’Emmanuel Macron sont davantage balayées et il n’en reste plus que l’idée d’une marche irrésistible des peuples vers un nouveau monde dont ils ne sont pas demandeurs.
[1] Financial Times, Interview Emmanuel Macron, 16 avril 2020, Question à partir de la 18e minute et la 21e seconde, https://www.youtube.com/watch?v=DPGfKhCICC0
[2] Le Monde, 12 décembre 2019, https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/12/12/le-delicat-en-meme-temps-de-macron_6022572_3232.html; Le Parisien, 21 avril 2018 http://www.leparisien.fr/societe/tics-de-langage-en-meme-temps-le-peche-mignon-de-macron-21-04-2018-7676160.php
[3] History Channel, April 25, 2018, https://www.youtube.com/watch?v=KP9VklrXPZs
[4] Les quatre (4) dispositions de l’état d’urgence ont été reprises aux articles 1 à 4 de la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. Elles concernent les périmètres de protection, la fermeture des lieux de culte, les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance, les visites domiciliaires et saisies, https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000035932811&categorieLien=id
[5] CNCDH, Avis, 28 avril 2020, https://www.cncdh.fr/sites/default/files/avis_2020_-_3_-_200424_avis_suivi_numerique_des_personnes.pdf. Par ailleurs, dans sa délibération du 26 mai 2020, le Conseil de l’Ordre du Barreau de Paris se prononce contre l’application française de traçage numérique dénommée “StopCovid” et alerte sur les risques de fuite des données médicales et professionnelles et d’atteinte aux droits et libertés fondamentaux. Le Conseil de l’Ordre du Barreau de Paris dénonce un risque de banalisation des technologies de surveillance et invite les avocats à ne pas installer cette application, http://dl.avocatparis.org/com/mailing2020/18_conseil_27052020.html?fbclid=IwAR1lhmScg1xlVHfS82EVOqve_E_nJ6SZpTBu2QSYIFFbwFK5106hVc-4TTA
[6] Bible, Apocalypse, chapitres 13:1 à 8 ; 17:12 à 13.
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